27/05 Les 20 km- Le compte rendu de Marc

Les 20 »

J’étais derrière ce maudit camion qui s’échinait à lambiner, puis s’arrêtait tous les 30 mètres. Un ouvrier en sortait, chargé d’une barrière nadar qu’il plantait d’un geste brusque au milieu de la rue que je m’apprêtais à emprunter, me contraignant ainsi à chercher un énième parcours alternatif pendant que mon GPS, qui n’y comprenait rien, me hurlait inlassablement ses injonctions : « faites demi-tour »… Au bord de la crise de nerfs, je serrais mon volant comme s’il s’agissait du cou de l’ouvrier. Jamais je n’arriverais à la taverne ES Europa. Jamais. Perdu dans le quartier et dans mes pensées, alors que l’ouvrier continuait méthodiquement à entraver ma progression en jetant de temps en temps un regard blasé mais narquois sur la file de véhicules qui s’allongeait derrière lui, de plus en plus impatiente, je me retrouvais soudain plongé dans mes souvenirs (les souvenirs sont un des rares privilèges des V3. Ils en possèdent un peu moins que les V4, certes, mais beaucoup plus que les V2 ou que les V1).

Que de chemin parcouru pour les 20 km de Bruxelles depuis leur première édition en 1980. Je me souviens très précisément du jour ou l’un des pions de mon école, qui pratiquait alors le « jogging », un sport absurde, confidentiel et passablement déconsidéré, nous avait mis au défi de participer à ce qui ressemblait alors à une idée saugrenue née dans un cerveau dérangé:  « Bande de peigne-culs, y’en a pas un dans ce ramassis de mauviettes sans cervelle qui serait foutu de courir 20 kilomètres. Savez pas c’que c’est un effort, bande de fils à papa douillets ! Chiffes molles ! Vous vous écrouleriez après 500 mètres, tourterelles abattues en plein vol, en pleurnichant et en réclamant votre doudou ». Monsieur Leemans possédait un répertoire d’insultes et de jurons qui aurait fait pâlir de jalousie le capitaine Haddock et il ne se privait pas de nous en abreuver. C’est ainsi que, de railleries en insultes et de vexations en humiliations, un petit groupe d’élèves prit la mouche et ramassa le gant. Chiche ? Nous étions une poignée, dont celui qui était mon grand rival aux cross interscolaires, Fabrizio Zecchinon. Pour l’occasion, nous serions alliés.

Lorsqu’à la maison j’annonçai la nouvelle de ma participation aux « 20 kilomètres de Bruxelles » (quoi ? tu vas courir 20 kilomètres ? mais t’es fou ? Personne ne court 20 kilomètres), mon père y vit surtout un  de mes nouveaux prétextes pour éviter d’étudier (je préparais mon baccalauréat). Ma mère, quant à elle et bien qu’elle n’approuvât pas vraiment l’idée (que de fois n’a-t-elle soutenu mes projets alors qu’elle les désapprouvait ?), m’encouragea à trouver des souliers qui m’aideraient à sortir le moins abimé possible de ce guêpier. Je me rendis donc avec elle chez Bata et fis l’acquisition de chaussures « de sport », dont les agrafes qui fixaient les semelles allaient se planter dans mes talons à partir du 12me ou du 13me kilomètre. A cette époque, il n’y avait pas encore de magasins spécialisés en running et à partir du moment où une chaussure était blanche, elle était dite « de sport ». C’est affublé d’un t-shirt en coton épais à l’effigie d’un magasin d’électro-ménager basé à Stockel, de mon short de foot et des hautes chaussettes assorties que je me retrouvais en ce jour de canicule sous l’Atomium pour un départ dans l’inconnu. Mon dossard était une ridicule chasuble de papier, frappée du numéro 3465. Plus personne n’oserait courir accoutré de la sorte aujourd’hui.

Bref. Je comptais beaucoup sur ma condition physique de footeux . Pas question d’entraînement spécifique : je jouais alors en juniors UEFA dans un club de la capitale et ce serait bien suffisant. Le parcours nous emmena sur l’interminable viaduc, aujourd’hui disparu, duquel on pouvait apercevoir la basilique de Koekelberg et qui tremblait sinistrement sous nos pas… Puis nous escaladions le Mont des Arts, rejoignions le Cinquantenaire où nous faisions demi-tour sous les arches pour revenir à l’Atomium. A l’arrivée, pas de médaille. Un verre d’eau et ciao la compagnie. Que ce fut dur. Les pieds en sang, les muscles littéralement tétanisés et la tête dans le brouillard, je regagnai mes pénates où mes parents, incrédules et pensant m’avoir perdu à jamais, m’accueillirent comme un miraculé. Mon père fut très fier de retrouver mon nom le lendemain dans Le Soir parmi les 4659 arrivés. Au moins ne figurais-je pas dans la chronique judiciaire ou dans la rubrique nécrologique. C’était déjà ça…. Moi aussi j’étais fier comme un paon, mais un peu fâché de constater que mon temps officiel avait été arrondi à 1:28 – à cette époque, on se fichait pas mal des secondes derrière lesquelles nous courons aujourd’hui et on arrondissait à la minute supérieure. Lundi à l’école, je descendais les escaliers à reculons en m’agrippant à la rampe, exécutant une arabesque plutôt ridicule défiant les lois de la gravité mais suscitant des moqueries dans lesquelles je m’évertuais à déceler malgré tout un peu d’admiration. En tous cas, moi je m’admirais beaucoup et devins l’un des chouchous de Monsieur Leemans, puisque je n’avais pas réussi à le battre – au contraire de l’ami Zecchinon qui devint du coup sa bête noire.

Je repensais à tout ça, alors que les barrières nadar n’en finissaient plus de me faire tourner autour du pot (promis par le club).

Pendant très longtemps je n’allais plus participer à cette course, mais à vrai dire, elle ne m’a jamais vraiment quitté. A chaque fin du mois de mai sa petite nostalgie. Jusqu’en 1997, quand je m’y suis remis.

Aujourd’hui, on demande « alors t’as fait les 20 ? » sans prendre la peine de préciser qu’on parle des 20 kilomètres de Bruxelles parce que cela va de soi et que si tu ne le comprends pas, c’est que tu vis sur une autre planète. Les 20 ! Le parc du Cinquantenaire devient pour l’occasion un rassemblement bigarré, mondain, sportif, solidaire, de mode, amical, d’affaires, festif, international. S’il ne faut faire qu’une course, ce sont les 20 KM de Bruxelles – 50.000 dossards envolés en quelques minutes, cette année. Les lunettes profilées, les montres connectées, les semelles carbone, les singlets respirants, les dossards (parfois faux) revendus au marché noir, le fric, le business, les m’as-tu vu ?, les tricheurs, les crâneurs… Désormais, il y a tout ça aussi aux 20 km de Bruxelles. Néanmoins, c’est une grande fête qui propose également ce que la Belgique a de mieux, de plus absurde, de plus surréaliste (cette année, La Roche Posay distribuait des échantillons de crème solaire pendant qu’il tombait des cordes. Je laisse ça à votre réflexion) et l’ambiance y demeure exceptionnelle. Chacune de mes courses y a constitué une aventure en soi. J’y ai couru avec ma fille, mon fils, mon épouse, des amis, seul, pour une association de lutte contre la pauvreté, comme guide pour un athlète non-voyant et maintenant en arborant les couleurs de ce club si sympa qu’est le NAC. Apercevoir au loin les arches du Cinquantenaire lorsqu’on parvient au sommet de l’avenue de Tervueren déclenche toujours une émotion particulière.

En 1980, je n’aurais jamais imaginé courir la 45me (!!!) édition des 20KM. Ni même, d’ailleurs, qu’il y aurait un jour une année 2025…. Tout ça était si loin, si improbable. Les 20 kilomètres de Bruxelles sont un compagnon de vie depuis tellement longtemps. Ils ont contribué en partie à faire ce que je suis aujourd’hui.

Mais je m’égare, je m’égare. Comme d’habitude. A court de barrières, le camion a fini par s’éclipser et je me suis retrouvé comme par miracle au Rond-point Schuman. De là, se faufiler entre un 36 tonnes de Delhaize et un combi de flics qui venait de se pointer a été un jeu d’enfant qui m’a donné le droit de galérer quelques minutes supplémentaires pour glisser ma Toyota dans l’espace exigu laissé par une voiture immatriculée en Ukraine et la camionnette déglinguée d’un peintre en bâtiment. Il n’aurait pas fallu un centimètre de moins. Je suis arrivé trempé comme une soupe à la taverne. Mais j’y suis arrivé et j’ai pu courir. Au final, mon chrono a affiché à peine dix minutes de plus qu’il y a 45 ans ! A ce rythme de déchéance, je ne passerai au-dessus des deux heures que dans un siècle.

Bravo à tous les finishers et merci au NAC d’avoir organisé un point de ralliement si proche du parc. C’est un grand luxe, mais la prochaine fois je viendrai en train.

Vivement l’année prochaine, donc.

Marc

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